Je vais
faire une pâte à tarte. Vous le saviez, vous, que mon bonheur passe par mon
estomac ? Toutes ces raisons quotidiennes d’être heureuse, si c’est pas
magnifique ! Mais peut-être que ce n’est pas que la gourmandise qui fait
ça.
Je vais faire une pâte à tarte et à cette évocation, je vois ses mains
travailler la farine et la margarine. Oui, la margarine, il y a encore 20 ans,
on pensait que c’était tellement mieux pour le cholestérol…Je vois les petits
cubes découpés que le couteau pousse dans le saladier et le mouvement de ses
mains, grandes et puissantes, aux ongles bien dessinés, répétant le même
frottement qui fabriquera les fameux grumeaux. Je me souviens du moment où je
pouvais détacher la pâte de l’interstice de ses doigts. Ceux-là même qui ont su
faire traverser les années à mon pyjama préféré. En fond sonore, sûrement les
commentaires d’un match de foot, étouffés par le mur qui séparait cuisine et
salon.
Il y a aussi
l’odeur des tomates. Imaginez-vous que chaque fois que je plonge mon nez dans
une grappe, je suis renvoyée instantanément dans leur jardin. A l’heure du soir
où la chaleur tombe, où les sons se font plus tamisés et où mon petit arrosoir
venait tremper dans la réserve d’eau de pluie pour rafraîchir fleurs et
légumes. L’odeur tiède des plants de tomates gorgées de soleil. Celle de la
terre brûlante sous la serre chaude. Cette serre qui renfermait des milliers de
trésors aussi précieux que des ficelles de toutes les couleurs, des machins à
la destination obscure et des granules multicolores qui ne fallait surtout pas
toucher. Ah pour sûr, il n’était pas trop trop bio, le potager, à
l’époque !
Ces
centaines de tomates qu’elle finissait par cuire dans la grande marmite avant
de la descendre bouillante à la cave. Là, c’est dans son antre à lui, où
s’alignaient méticuleusement vis et écrous, qu’il les passait au moulin à
légumes pour en extraire toute la puissance. Les graines, elles, seraient
étalées sur des plaques de verre pour les plantations de l’an prochain.
Chaque été, je refais les mêmes gestes juste pour l’odeur, juste pour détacher
graines et pelures qui empêchent le moulin à légumes de poursuivre son oeuvre.
Juste pour l’humidité au coin de l’œil quand les effluves passent du nez au
cœur en soulevant le couvercle.
Chaque été,
j’attends de trouver les meilleures pour faire des tomates farcies selon
la recette que j’ai travaillée durant des années pour parvenir à la perfection
de mon souvenir. Le souvenir de mes réveils où chaque marche craquante de
l’escalier que je descendais me confirmait que mon plat préféré serait au menu
du midi. Repas que Philippe Risoli animerait à coup de vitrines à gagner et de
roue à tourner.
Autres
lieux, même temps, ce gros bâtons de bois qui remue les pommes de terre et la
farine pour faire des pflutas aussi goûteuses qu’écoeurantes. Les cuillères
qu’il trempe dans le beurre fondu avant de façonner ces quenelles dans un geste
que je répète dès qu’un plat me le permet.
Et le goût du diététique mélange de crème et beurre noisette qui finira de
garnir l’impressionnante pyramide.
La tarte de
cet après-midi sera aux pommes. Douloureux tiraillement dès que l’envie m’en
vient : est-ce sa recette à lui qui je veux retrouver aujourd’hui, ou la
sienne à elle ? Aujourd’hui, ce sera elle qui m’accompagnera pour la
journée.
Peut-être
qu’un filet de limande flambé au whisky viendra rétablir l’équilibre ?
De ceux-là
et des autres je garderai aussi l’attachement à l’odeur du foin, du fumier
qu’on épand, de la contrainte des fleurs à arroser, du sucre trempé dans le
schnaps.
Qui
comprendra à quel point j’aime écosser les petits pois et équeuter les haricots
et pourquoi diable ces activités me donnent immanquablement envie de quetsches,
comme celle que la voisine me tendait à travers le grillage quand nous
travaillions sur la table verte ? En métal, bien sûr.
Et avec ces
sensations gourmandes, le souvenir intemporel de l’affection dans laquelle je
baignais lors de ces journées hors du temps de vacances d’été.
Un jour, une
à une, les maisons ont du se vider, attirant immanquablement divers vautours
avides de récupérer les objets de valeur. Pourtant, c’est bien moi qui
récupérerais les trésors. Les livres de recette où ils me livrent leur secret
avec leur écriture appliquée qui me donne l’impression de recevoir leurs
astuces au creux de l’oreille. Et puis un moulin à café, la boîte de bouillon
qui est bien la seule que j’imaginais contenir ma farine, le presse-ail qui
permet aussi de retirer les noyaux de cerise. Tous ces objets qui empêchent ma
cuisine de vivre avec son temps mais qui ont une histoire que leurs cousins de
vide-greniers doivent sûrement envier.
Après tout
ça, comment voulez-vous que je me sépare des objets qui savent me faire voyager
dans le temps et retrouver intactes mes émotions d’enfant ?
Ce Noël, si
la vétérante est toujours là, j’irai encore la voir pour lui chanter sa
chanson. Il ne reste pas grand-chose de celle qui fût la reine des tartes aux
myrtilles, c’est presque une autre personne que je vais visiter. Mais il est
d’autres secrets qui nous ramènent aux souvenirs qui nous enveloppent de
bien-être, ils se trouvent dans les notes de musique.
Je mesure la
chance inestimable que j’ai de pouvoir tous les retrouver quand je veux, pour
peu que je pénètre dans ma cuisine. Juste gourmande, vous avez dit ?